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claude stéphane perrin

Poésie, science et philosophie

12 Février 2017 , Rédigé par claude stéphane perrin Publié dans #philosophie

Détail d'une œuvre de Louis Janmot intitulée L'idéal. Huile sur toile, 114 x 147. Cette œuvre a été reproduite p.59 du livre sur Louis Janmot intitulé Le Poème de l'âme, E. Hardouin-Fugier, La Taillanderie, 2007.

Détail d'une œuvre de Louis Janmot intitulée L'idéal. Huile sur toile, 114 x 147. Cette œuvre a été reproduite p.59 du livre sur Louis Janmot intitulé Le Poème de l'âme, E. Hardouin-Fugier, La Taillanderie, 2007.

 

 

Poésie, science et philosophie.

 

La poésie, qui donne beaucoup plus à penser qu'elle ne le fait peut-être elle-même, et la science qui pense clairement des propositions instruites par l'expérience ou par l'expérimentation, inspirent la philo­sophie qui se distingue d'elles en les prolongeant, soit comme refus de l'ignorance, soit comme promesse d'un nou­vel avenir (même utopique), soit comme une ouverture cri­tique sur l'imprévisible, l'intemporel, l'éternel, l'inconnu et l'infini ; ce qui n'exclut pas un certain scepticisme, comme c'était le cas pour Chestov : "L'objet de la philosophie est d'apprendre à l'homme à vivre dans l'inconnu, à cet homme qui plus que tout au monde craint précisément l'inconnu et tente d'y échapper en se cachant derrière différents dogmes. Bref, la philosophie doit troubler les hommes et non pas les tranquilliser." [1]

   Dans la démarche pré-philosophique et souvent mystique de Victor Hugo, l'acte poétique, certes authentique, n'est pas pensé philosophiquement. Le gouffre de la mort, le néant de l'abîme et l'infinité de la Nature s'entrelacent en permanence d'une manière très complexe. Pas de concepts alors, mais des visions où l'auteur s'investit complètement. Par exemple, le gouffre est ce qui lui inspire l'énigme angoissante du cercueil et de l'immense suaire de son "livre de mort". [2] En d'autres lieux, le néant ou l'abîme menace son monde naturel et hu­main, "qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime (…) et  où va toute poussière".[3] Cet abîme est alors pour Hugo soit le lieu d'un engloutissement sans écho "où les soleils sont les égaux des mouches", [4] soit l'image évanescente d'un crépus­cule bruyant, douloureux et chaotique. Le poète évoque d'ailleurs dans ce dernier cas le "bruit de clairon de l'abîme" et "l'immense sanglot" où sombre le fond de son âme d'hirondelle. De plus, Hugo sait bien que seul un azur lumineux, splendide et divin pourra exprimer l'infini, la bleue éternité, tout le réel, l'absolu : "À franchir l'infini passait l'éternité." [5]

   Parfois, devant des cieux ouverts, Hugo pleure en désirant l'infini, ou bien il remplace son amour attristé et trop humain pour l'éphémère par une adoration mystique de l'infini divin (muet, dense et mystérieux) qui se situe métaphoriquement pour lui derrière la vitre [6] d'un monde immensément dilaté, certes encore divin.[7] Ailleurs, lorsqu'il est le témoin de Dieu, Hugo habite, comme un somnambule, là où sa pensée s'abîme, entre un immense gouffre océanique (ou un astre de ciel bleu) et un rêve d'infini qui se répète indéfiniment : "Il y a toujours sur ma strophe ou sur ma page un peu de l'ombre du nuage et de la salive de la mer. Ma pensée flotte et va et vient, comme dénouée par toute cette gigantesque oscillation de l'infini." [8]

   À l'opposé de cette puissante création de métaphores, No­valis a préféré affirmer ses certitudes concernant la "puis­sance supérieure"[9] de la création poétique avec une forte exigence de clair­voyance, même si cette dernière puise sur­tout son inspiration dans le gouffre obscur de la mort où re­posait sa jeune fiancée : "La poésie est le réel absolu. Plus une chose est poétique, plus elle est vraie."[10] À partir de là, Novalis n'a plus distingué sa créativité poétique et ses pen­sées philosophiques ; il les a confondues complètement : "Le poète philosophe est en état de créateur absolu." [11] Pour cela, il a effacé les contradictions et mêlé mystérieusement le réel et la fiction, la raison et ses visions, l'intérieur et l'exté­rieur, l'expérience et  l'imagination.[12] Il a ainsi ancré l'élargis­sement [13] lumineux de ses actes philoso­phiques au cœur du poétique qui demeure néanmoins central, y compris par rapport au scientifique [14] : "La philosophie n'est que la théorie de la Poésie. Elle nous montre ce que doit être cette dernière, c'est-à-dire l'Un et le Tout." [15] Cela signifie que la création philosophique peut donner de la lumière au rapport obscur de la vie avec la mort, car ladite lumière est pour No­valis l'Âme de la vie : "L'immense monde des astres sans cesse en mouvement la respire. Elle nage, elle danse dans ses flots bleus." [16] Et cette âme lumineuse exprime alors di­rectement la vie et l'amour de la vie : "Quiconque sait en quoi consiste l'acte de philosopher sait également en quoi consiste la vie – et inversement." [17] Cette affirmation est en fait davantage une ouverture sur la vie éternelle de la Nature naturante, créatrice, qu'un constat empirique concernant la Nature naturée, seulement donnée pour un savoir empirique de la vie qui est, au demeurant pour Novalis, inséparable de la remarquable puissance de "l'Amour créateur". [18]

   Très proche de la source matérielle et obscure des choses, la création poétique s'ancre en fait dans l'expression surtout rêvée, fictive, très sensible, fulgurante et dynamique [19] des sensations d'un abîme qui engloutit tout, hormis quelques sentiments humains, harmonisés et transfigurés par des mots et par des images, comme lorsque Novalis affirmait : "Dans l'éloignement tout est poésiepoème. Action à distance. Lointaines montagnes, hommes lointains, lointaines cir­constances, etc., tout devient romantique, quod idem est – de là procède notre nature originaire. Poésie de la nuit et du clair-obscur." [20] Dès lors, l'acte poétique puise son inspira­tion dans la source sans mesure qui crée toutes choses, c'est-à-dire pour Novalis, dans "l'état primitif de la nature", dans "l'âge précédant le Cosmos" [21] ou bien dans la Nuit, "messa­gère silencieuse des mystères infinis."[22] En consé­quence, l'acte poétique est une parole libre et spontanée qui remplace la néantisation des apparences, visuelles ou so­nores, par de nouvelles apparitions, certes originales, fictives et intenses, mais toujours aussi éphémères.

   L'acte poétique va ainsi au-delà du silence attristé du rien des apparences en créant un nouveau langage, fait de mots, d'images et de rythmes, qui ne parvient pourtant pas à sortir de sa prime obscurité inspiratrice. Certes, le langage symbo­lique de la poésie a le mérite de révéler, parce que les signi­fications vont en lui bien au-delà des signifiants, des rassem­blements dynamiques et des synthèses concentrées qui évo­quent de nouveaux rapports possibles avec les profondeurs du réel, même fictives, même folles ou mensongères. En tout cas, ce point de vue synthétique deviendra pour Nietzsche un détournement purement verbal de toute vérité possible : "Ceci, le prétendant de la vérité !... Non ! Rien qu'un fou, un poète tenant un langage imagé, criant sous un masque ba­riolé de fou, errant sur de mensongers ponts de paroles, sur des arcs-en-ciel multicolores…" [23]  

   Cependant, lorsque Nietzsche n'exprime plus la musique de l'abîme de la différence de ses sensations, lorsqu'il ne pense plus au bout de ses pieds ou au bout de ses doigts, lorsqu'il ne veut plus pianoter ou danser, un éclair le saisit, presque une image, presque des mots lumineux, pour dire ce qu'il ne peut pas dire et qui veut pourtant dire et se dire : l'éternel retour de tout ce qui devient, du tout qui revient. Pour rendre sensible cette métaphore qui donne à voir en niant l'image d'un simple cercle, il lui faut sans doute sauter du fini vers l'infini afin de faire bondir le même dans l'autre (et inversement), ou bien il lui faut s'élever au-dessus des feux dévorants de l'abîme terrestre pour faire parler le pro­phète du surhumain, c'est-à-dire la fiction qui unifiera tout en surmontant même le concept d'unité, puisque l'éternité ne peut s'accomplir que dans le retour instantané de tout ce qui est un et multiple, superficiel et profond, paisible et violent, musical et silencieux : "Monte ! oh, pensée d'abîme, monte de ma profondeur ! Je suis ton chant du coq et ta lueur du matin, ver dormeur que tu es : allons ! debout, debout. Ma voix va t'éveiller, pareille au chant du coq ! (…) C'est parler que je veux entendre ! (…) C'est toi que j'appelle ma pensée d'abîme extrême ! (…) Mon abîme parle, j'ai retourné ma dernière profondeur et l'ai portée à la lumière." [24] Ainsi l'in­fini devient-il présent dans la simultanéité de contradic­tions réduites à leur immédiat point de rencontre fulgurant sans qu'il soit possible de le connaître ou de le reconnaître !

   Dans un registre différent, lorsque Baudelaire évoque son rapport avec l'infini, c'est pour lui attribuer une autre sorte de rêverie, plus précisément celle qui le prend et le berce comme une mer :

 

"La poitrine en avant et les poumons gonflés

Comme de la toile,

J'escalade le dos des flots amoncelés

Que la nuit me voile".[25]

 

   Cependant, l'infini n'est souvent pour le poète qu'un "vaste éther", voire un gouffre immense, désespérant, confusément et passionnellement recouvert par un "plafond de brume". Ou bien, dans un autre poème, Baudelaire ne voit que les li­mites d'un Infini qu'il aime et n'a jamais connu. [26] Dans cette perspective à la fois esthétique et métaphysique, comme chez Delacroix, l’infini (est) dans le fini. [27] Et ja­mais l'homme n’atteint l’un ou l’autre, hormis en rêve peut-être !

   En revanche, dans sa poésie et dans sa peinture,[28] Louis Janmot, effectue un réel contact avec la sève toujours nou­velle de la divine Nature. Et ce contact aérien et aquatique lui inspire d'inhaler profondément le souffle de cette totalité infinie :

 

"Mais une puissance divine

M'attire et m'enivre à la fois ;

Et fait trembler ma voix

Je sens une sève nouvelle

Et de la vie universelle

Les flots tumultueux et confus et divers :

      Rien ne m'est étranger dans ce vaste univers." [29]

 

   Face à une impossible image de l'infini, les mots du poète permettent alors de sortir du cadre des apparences à la vi­tesse infinie d'une pensée libre.

 

[1] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, Flammarion, 1966, p.216.

[2] Hugo (Victor), Les Contemplations (1856), Préface.

[3] Hugo (Victor),  Les Contemplations, livre VI, Au bord de l'infini, I- Le Pont.

[4] Hugo (Victor),  Les Contemplations, livre VI, Au bord de l'infini, VI - Pleurs dans la nuit.

[5] Hugo (Victor), Les Contemplations, III, 3.

[6] Hugo (Victor), Les Contemplations, VI, 14.

[7] Hugo (Victor), W. Shakespeare, I, 2- et  Les Contemplations, Magnitudo Parvi, III, 30.

[8] Hugo (Victor), Post-scriptum de ma vie, 1856, édition Guillemin, p.43.

[9] Novalis, L'Encyclopédie, Minuit, 1966, p. 71.

[10] Novalis, cité p.54 du livre de Pierre Garnier intitulé  Novalis, Seghers, 1962.

[11] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 65.

[12] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 78.

[13] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 83.

[14] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 46.

[15] Novalis, cité p.56 de Novalis par Pierre Garnier, Seghers, 1962.

[16] Novalis, Les Hymnes à la nuit, I, cité p.115 de Novalis par Pierre Garnier, Seghers, 1962.

[17] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 84.

[18] Novalis, Les Hymnes à la nuit, IV, cité p.119  du livre de Pierre Garnier intitulé Novalis, Seghers, 1962.

[19] Novalis, cité par Spenlé, Novalis, 1903, p.356.

[20] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 66.

[21] Novalis, Henri d'Ofterdingen, trad., p. 241, note p.191.

[22] Novalis, Les Hymnes à la nuit. II, cité p.117 de Novalis par Pierre Garnier, Seghers, 1962.

[23] Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra - Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988, p.341 (Le chant de la mélancolie).

[24] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent 1.

[25] Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, La Musique, LXXVI.

[26] Baudelaire, Les Fleurs du mal, Hymne à la Beauté, XXI.

[27] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859, p. 341.

[28] Voir le tableau reproduit ci-dessus.

[29] Janmot (Louis), Le Poème de l'âme, E. Hardouin-Fugier, La Taillanderie, 2007, vers 1358-1365.

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