Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
claude stéphane perrin

Kant et le sublime

21 Janvier 2017 , Rédigé par claude stéphane perrin Publié dans #philosophie

C.D.Friedrich

C.D.Friedrich

 

20a. Le sublime. Avant le mythe de Gulliver, il fallait déjà répondre à la peur de l’indéfiniment grand, voire refuser les représenta­tions terrifiantes qui échappent à toutes les normes. Face au désert, les monuments égyptiens, colossaux, remplaçaient une démesure par une autre démesure. À leur côté, chaque personnage était représenté par une sculpture plus grande que son modèle (tout comme aujourd’hui les acteurs sur les écrans géants du cinéma). Chacun était ainsi magnifiquement et naïvement grandi, amplifié, rendu visible de très loin.

   Ainsi, l’indéfini (cette forme extensive et imparfaite de l'infini) était-il fondé par le désir du monumental qui agrandit les apparences ! Car l'existant rêve souvent de verticalité, d’ascension. Ou bien les œuvres de l’architecture créent de nouveaux espaces sacrés pour les vivants ou pour les morts. Dans les deux cas, ils paraissent plus grandioses qu'ordonnés, plus solides qu'éternels.

   Certes, lorsqu'un temple paraît être une image symbolique de l’Univers, c’est en tant que corps situé dans un lieu particulier, en tant que monde lui-même, en tant que microcosme sacré, et sans cesser d'être une représentation. L'art hiératique prétend ainsi rayonner au-delà des apparences.

   Afin de préserver son caractère sacré, chaque architecture doit être regardée de très loin, comme dans la voie anagogique (άναγωγή) de Plotin qui fait remonter la pensée vers l'Un. Les pyramides égyptien­nes font pour cela penser à des rayons solaires convergents. Elles paraissent sublimes…

   À l’inverse du plaisir du joli qui fonde des interprétations plutôt claires et cohérentes, l'épreuve du sublime est paradoxale, incertaine et confuse, comme dans le Peri Hupsous (le traité de Pseudo-Longin). En réalité, l'épreuve du sublime accroît le pathos d'un existant lorsqu'il se situe sur la hauteur la plus haute, au bord de ce qui est trop grand, de ce qui lui paraît à la fois extrême et terrible. L'épreuve est certes exaltante pour un artiste puisqu'il se trouve directement élevé vers l'Impossible. Mais comment un sentiment esthétique aussi intense pourrait-il ne pas souffrir devant l'inaccessible ou le sans issue ? En fait, le sublime est un sentiment esthétique double. Il résulte à la fois d'un conflit propre à la nature et d'une confusion psychique intime, lorsque la plus grande chose est confondue avec le plus grand que tout.

   Corrélativement, toute voie vers le neutre est alors bouchée. Le sentiment penche du côté, empirique et déterminé, d'un violent débordement. Sans module, sans unité de mesure, l'existant ne peut plus apprécier les grandeurs. Il se trouve emporté par sa peur de l'illimité. Dans cet esprit, selon Burke (118), le caractère sublime d’un spectacle naturel procure un plaisir particulier (delight), excitant, relatif ou négatif, lorsque l’épreuve subie (forte solitude, profond silence, tension extrême, ténèbres ou immensité) fragilise le spectateur sans le mettre réellement en danger... sans doute parce que ce dernier vit dans une épreuve surtout commandée par son imagination.

 

20b. Kant et le sublime. Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant  reprend la problématique du sublime à partir de la faculté (dite réfléchissante et non déterminante) du jugement. Cette faculté est un don de la nature qui conduit jusqu'au Kampfplatz de la métaphysique, en passant par la métaphore de l'archipel des facultés (119) exploitée par Lyotard. Car le jeu des dites facultés (sensibilité, imagination, entendement, raison théorique et pratique) s'abîme dans le sentiment sublime (Erhaben) qui est indépen­dant des objets sublimes de la nature. Les concepts de ces derniers comportent en effet une fin déterminée. Ce jeu est donc pensé à partir de la présentation inappropriée que l'imagination effectue en rendant sensible le concept de quantité et en faisant comme si (als ob) l'objet n'était pas là.

   En fait, le sentiment sublime traduit d'abord pour Kant un échec de l'imagination, un échec de cette faculté de la simple présenta­tion (blosse Darstellung). Tendue vers un progrès indéfini, l'imagination procure en effet des images à des concepts élargis, mais elle s'avère incapable de juger ce qui est absolument grand, ce qui est "grand au-delà de toute comparaison" (120), c'est-à-dire inimaginable, imprésentable.

   Certes, l'évaluation d'une grandeur paraît toujours subjective. Mais elle est surtout instable : "Les représentations s'évanouissent dès qu'elles sont saisies"(120). Non seulement l'imagination est impuis­sante dans la présentation d'une idée (celle du Tout), mais elle s'abîme en elle-même d'une manière émouvante, effrayante, lorsqu'elle atteint son maximum et découvre son impuissance. Elle gagne en extension (Erweiterung), en puissance (Macht), puis elle se perd, parce qu'elle ignore où se trouve la bonne distance… À cause de ces oscillations, il n'y a pas de concept du sublime ; son non-concept est donc l'épreuve du bord de l'illimité. Il est l'épreuve du caractère incommensurable du sensible et de l'Idée.

   Eu égard au sublime, qu'apporte l'art caché du schématisme de Kant ? Il demeure l'œuvre de l'imagination qui effectue ses diverses synthèses. Sachant que le schème qui concerne cette épreuve est de nature mixte, c'est-à-dire une représentation intermédiaire et phénoménale, "d'un côté intellectuelle et de l'autre sensible" (121), la grandeur mesurée par le schème varie forcé­ment à chaque présentation. De plus, elle ignore l'idée du hors-limite, ainsi que les idées de l'infini et de totalité (l'unité d'une diversité) qu'apporterait la raison. Car, dans le sentiment du sublime, la synthèse, effectuée par l'imagination qui s'y déborde, est chaque fois l'anticipation d'une union des facultés psychiques tournée vers l'anticipation d'une grandeur portée jusqu'à la limite d'un tout, sans parvenir à constituer l'unité de ce tout. Cette anticipation psychique vise donc un au-delà illimité, un non-représentable qui ne sera pas présenté et qui ne l'a jamais été. Le schème anticipé de cette recherche est donc celui d'une union impossible eu égard à une grandeur qui paraît chaque fois absolu­ment grande et différente.

   La synthèse anticipée de l'imagination est ainsi bloquée. Elle atteint chaque fois son maximum dans un sentiment sublime parce qu'elle ne parvient pas à s'accorder avec les autres facultés comme cela serait le cas dans le jugement du beau. L’imagination ne sert plus de relais passif et actif comme pour le libre jeu des facultés qui faisait éprouver le sentiment libre et désintéressé, sans fin et nécessaire de la beauté. Le jugement de goût kantien ne renvoie plus au plaisir de penser qui suspend le temps (120). Il ne dépend plus d’un accord subjectif avec la forme pure d’un objet (comme un ornement).

   L'imagination échoue en effet parce qu'elle bute sur le bord d'une limite inconcevable. Elle reste dans le champ de l'indéfini. Elle s'épanche, s'enlève devant l'indépassable, l'absolu­ment grand, le sans figure, le "sans forme - formlos"(120). Et ce dernier n'est pas un oxymore, mais un état sauvage, un état brut de la nature (an der rohen Natur) qui n'est pas neutre au sens d'une virtualité puisqu'il est un état impensable et figé.

   Effrayant et attirant, aussi contradictoire que l'imagination peut l'être d'une manière générale (par sa nature à la fois spontanée et réceptive), le sublime heurte la sensibilité tout en l'exaltant. Les sentiments produits sont donc à la fois terribles (répulsions) et pourtant attirants (arrêt de la faculté de désirer) - Abstossen / Anziehen - eu égard à leur grandiose ouverture sur l'illimité que seule la faculté rationnelle du suprasensible pourrait penser. Comme pour l'épreuve de la Schwärmerei (qui n'est pas seulement une maladie de la raison), les schèmes mixtes de Kant conduisent l'analyse du sublime sur deux axes inséparables : celui de la sensibilité et celui de la raison. L'épreuve du sublime reste ainsi nouée par ces deux axes en produisant un sentiment contradictoire de plaisir (accord avec l'Idée infinie de la Raison qui l'élargit) et de peine (incapacité de l'imagination à saisir une grandeur absolue) : "La satisfaction qui procède du sublime ne comprend pas tellement un plaisir positif que bien plutôt admiration ou respect, et elle mérite aussi d’être dite un plaisir négatif" (120). Pourtant ce plaisir élève au sérieux (Ernst) par la suspension ou par l'arrêt du jeu des forces sensibles, dès lors que le respect ou l'admiration se rapportent à la loi morale.

 

20c. De l'esthétique à l'éthique. En réalité, Kant veut surtout créer, à partir de l'échec de l'imagination (faculté qui donne beaucoup à penser et qui unit la sensibilité et l'entendement), une autre manière de penser, et notamment en fondant un rapport avec l'Idée absolue de la Loi. L'imagination, faculté du milieu (Mittelglied), faculté des intuitions et des présentations, faculté active et passive, est en effet dépassée lorsque le droit prévaut sur le fait, lorsque l'Idée domine le sensible. Le tribunal de la raison est alors ouvert pour écarter l'imagination qui est inférieure à la Raison. Car cette dernière, cette faculté des Idées qui échappe aux formes sensibles, cette "faculté de l'âme qui surpasse toute mesure des sens" (120) sait prévoir, anticiper, totaliser et unifier. Elle a, pour cela, le pouvoir de légiférer librement. Elle dépasse le sensible parce qu'elle est à la mesure de l'inconditionné, de toute grandeur absolue. Elle impose donc l'Idée de la Loi à l'imagination pendant que cette dernière se fait violence en se sacrifiant…

   Certes, loin de l'idée du neutre, la pensée de Kant est inséparable d'une croyance sans réserve en l'idée d'une nature humaine bien établie. Or, cette prétendue essence permanente de l'homme est en réalité violente, inhumaine, au mieux non humaine, puisqu'elle vise une fiction impossible à réaliser, une fiction qui est la source de multiples ponts symboliques fondés par le "comme si". Et chaque comme si, source d'accord entre les deux versants de l'homme, être rationnel d'un côté et animal de l'autre, remplace l'idée du neutre. Car la pensée de Kant tourne autour d'un axe bipolarisé, d'un axe constitutif des schèmes mixtes qui ignorent l'idée virtuelle du neutre. Ce manque de moyen terme (ou d'entre-deux) est remplacé par la violence de la Loi qui s'oppose à celle de la Nature. Et le sentiment sublime permet cette substitution dès lors qu'il conduit au détachement de soi en supprimant l'emprise des sens sur l'Idée, en élevant l'homme au-dessus de son animalité, en le rendant indigne du sensible et en le détachant de ses faiblesses sensorielles.
   En réalité, le rapport au sublime a surtout été nécessaire à Kant pour instaurer un pont entre le sensible et les Idées de la Raison, ces dernières devant fonder la Loi morale, voire la Morale  : " Le vrai sublime doit toujours avoir un rapport à la manière de penser, c’est-à-dire à des maximes qui visent à procurer à ce qui est intellectuel et aux Idées de la raison la domination sur la sensibilité"
(120). Chacun pourra, dans ce prolongement, triompher des contingen­ces terrestres, surmonter ses peurs intimes ainsi que toutes les images terrifiantes de la nature (éclairs, tempêtes, coups de tonnerre, avalanches, ouragans...) : "Et nous nommons volontiers ces objets sublimes, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de l’habituelle moyenne et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’un tout autre genre, qui nous donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature" (120). Ce n'est donc pas le sublime (en tant qu'attribut d'un objet) que privilégie Kant, mais sa présentation dans la pensée de celui qui juge à partir des extrêmes et non à partir d'une voie moyenne.

   Par ailleurs, Kant n'a pas cherché à penser un éventuel rapport entre le style de la nature (simple et sublime) et le style de l’art (présentant l'absolu de manière complexe). Car sa pensée du sublime (comme celle du beau) échappe à la figuration, à la présentation. Sa démarche, centrée sur des jugements réfléchissants, est en effet librement intériorisée, hors de la qualité des objets, et concentrée sur l'échec de l'imagination. Ce qui rend difficile un ouvert de l'art sur la Morale (ou inversement). Les voies se contredisent, l'une élève, l'autre abaisse. Tout épanchement très fort, toute exaltation, toute surabondance (Überschwengliche) sont ainsi pour Kant une modalité excessive et subjective, inséparable de l'émotion sublime qui devrait conduire à l'idée sacrée du Bien.

 

20d. L'enthousiasme ou le raisonnable. Cette surabondance conduit à l'enthousiasme qui n'est pas une passion, mais seulement une affection aveugle, passagère et déchaînée (sans aucun principe, sans réflexion), qui entrave, sans la supprimer, la liberté tournée vers l'idée du Bien. L'enthousiasme n'est donc pas une passion au sens passif, mais plutôt un débordement sublime, une exaltation lorsque Est Deus in nobis. Dans le cas contraire,l'existant se désirerait avec vigueur en croyant rencontrer le suprême désirable, et l'amour de son propre avantage créerait un intérêt non moral.

   Certes, une colère indignée et un désespoir révolté sont également sublimes. Mais leur puissante tension, durable et vigou­reuse, esthétiquement sublime, n'est pas éthique. En tant qu'Affekt, la tension emporte sans vraiment satisfaire la raison. Dans ces conditions, ne conduit-elle pas à quelque violence ?  Sans doute, car le passage vers l'éthique n'est pas encore établi.

   Il ne l'est pas davantage à partir de l'enthousiasme qui fait progresser, quoi qu'en pense Kant, au-delà de la présentation sensible vers un infini abstrait, sans objet, c'est-à-dire vers les Idées de la raison qui échappent à toutes les présentations et à tous les exemples. L'enthousiasme reste sourd aux réalités complexes. Et si, d'une certaine manière, il conduit au respect (pur sentiment moral), ce dernier ne saurait vraiment humaniser puisqu'il sacralise l'humain au lieu de libérer l'existant. Il ne fait que plaquer une Idée absolue sur la réalité (de n'importe quel prochain, comme de l'homme universel), au lieu de rendre possible l'amour (ébauché) de chaque singularité, de chaque altérité singulière, non parce que l'autre est singulier, mais pour qu'il le soit de manière continue afin d'être reconnu comme tel, malgré ses manques et ses errances.

   Le drame inhérent au sublime est-il alors supprimé ? Il est possible d'en douter, car il reste une coupure entre la causalité libre et la loi morale. Cette coupure est une tranchante abstraction qui ne saurait être effacée sans sacrifier la liberté qui l'a posée avec un noble enthousiasme, avec la force du sublime. Car, pour s'accomplir, cette liberté devrait se dépouiller de ses affections et créer une satisfaction négative (désintéres­sée, celle de la raison). Ce qui est impossible. Ensuite, cet acte libre devrait recommencer son sacrifice froidement, avec la même impassibilité. En tout cas, il n'y a pas d'autre possibilité, pour l'éthique de Kant, que celle qu'apporte la Raison qui est dite absolue, suprasensible, fin suprême, alors qu'elle reste inséparable de la violence du sacré.

   Par conséquent, pourquoi ne pas suivre une autre voie, celle qui fait douter de ses propres emportements, du négatif qu'ils contiennent, sans les remplacer comme Kant par la froideur de la Loi ? Par rapport au neutre, il ne faudrait pas désirer l'Impossible (l'Idée du Bien chez Kant) qui conduit à l'abstrac­tion inhumaine d'un pur devoir. Il faudrait plutôt vouloir se rapprocher de l'inaccessible sans aller jusqu'à se brûler à sa bordure. Il faudrait rester à une certaine distance, dans la mesure du possible, raisonnablement, en atténuant son enthousiasme, son impétuosité… car dans le vouloir d'un accueil certes distant de l'autre, il n'y a pas de séparation absolue, mais un amour possible et mesuré des différences, un amour qui pourrait être l'une des sources de l'humanisation de chacun.

 

______________________________________________________________________

120. Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, Traduction par Philonenko, Vrin, Paris, 1968, §23 et Remarque générale, §26 et p. 91, § 39, § 12, § 30, p. 115, § 23 et Remarque générale, § 25, § 29, Remarque générale.

121. Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, traduction de Tremesaygues et Pacaud, PUF, 1967, pp. 151-156.

 

En vente chez AMAZON

En vente chez AMAZON

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article