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claude stéphane perrin

Aristote et l'amitié

24 Janvier 2017 , Rédigé par claude stéphane perrin Publié dans #philosophie

Aristote et l'amitié

 

Aristote et l'amitié.

   Positif et intellectualisé, l'amour est une tension épanouie entre deux êtres. Mais chacun est-il véritablement l'Autre de l'Autre ? Si c'est le cas, cette tension constitue une totalité qui peut se renouveler d'une manière originale et agréable. Dans le cas contraire, chacun veut être un en risquant d'être raisonnable de manière plutôt impersonnelle que solidaire. C'est, par exemple ce qui fonde l'amour de la sagesse chez Spinoza lorsqu'il évoque un amour intellectuel où joie, bonheur ou béatitude surgissent de l'idée d'une plénitude réalisée, notamment en une "joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure" (avec l'effort de la conserver) qui oriente vers la sagesse.

   Ordinairement, l'amour est une tendance d'attachement et d'union produite par la rencontre d'objets agréables. Comme tout sentiment, il est cependant un mélange confus de sensations, d'émotions et de représentations intellectuelles (images, notions, idées). Lorsque les sensations prévalent, l'amour se tourne vers un objet susceptible de procurer uniquement un plaisir physique. Cet amour relève d'une envie, d'un désir, d'une attirance, d'une tension ou d'un besoin... C'est le Quaerebam quod amarem, amans amare de saint Augustin traduit ainsi par Arnauld d'Andilly : "je cherchai un objet que je pusse aimer." Ensuite, lorsque l'amour (de soi-même) fait prévaloir ses propres émotions, la crainte, une certaine peur se mêlent au plaisir qui paraît alors très tendu... À l'opposé, chez Rousseau l'amour préréflexif et naturel de soi conserve l'individu et autrui parce qu'il est contenu par la pitié. Puis, socialisé, il dégénère dans l'amour-propre, c'est-à-dire dans l'amour exclusif de sa propre considération. Cette manière d'aimer relève alors d'un sentiment égoïste né du désir de posséder un être conforme à une image née, dans la passion, de sa propre imagination.

   En revanche, lorsque l'Amour est une valeur, il dépasse ce qui peut être produit par les cadres de l'intelligence et de la sensibilité. Il relève d'un sentiment et d'un jugement altruiste (générosité, sympathie) dont chacun peut avoir l'intuition. Et cette intuition de l'Amour comme valeur fondatrice se fait entendre dans les quelques murmures de l'expérience humaine la plus remarquable, celle de l'amitié… Purifiée, cette dernière dépasse alors les bases sensibles qui l'ont fondée en réalisant l'intention d'un accord réciproque, libre, juste, respectueux et bienveillant entre deux ou plusieurs personnes : "Chacun se donne si entier à son ami qu'il ne lui reste rien à départir ailleurs (…) Nous étions à moitié de tout, il me semble que je lui dérobe sa part." (Montaigne, Essais, I,28) Dans ce cas, l'homme échappe à l'immédiateté de l'ensemble confus de ses sentiments, notamment en maîtrisant les  sensations et les émotions qui en constituent les bases sensibles.

   Différemment, dans l'Éthique à Nicomaque (livres VIII et IX), pour Aristote, comme pour de nombreux Grecs, le mot philia (amitié) avait d’abord un sens très large, donc peu simple. Dès lors, traduire philia par amitié, c’est en ignorer de multiples autres interprétations actives et passives. Car ce sentiment altruiste d’affection, d’attachement, d’attraction, de bienfaisance, de sociabilité, de philanthropie, de bienveillance (qu’il soit spontané, libre, réfléchi ou contraint) peut aussi être mutuel, réciproque, donc sans relations de pouvoir. Quoi qu'il en soit, cette grande extension du mot provient du lien qu'instaurait Aristote entre les dispositions (fondées par l’habitude) à acquérir des amis, et une nécessité naturelle, donc innée, de l’amitié.

   Plus précisément, d’une part Aristote affirme une grande généralité empirique : « L’amitié est absolument indispensable à la vie », d’autre part cette nécessité est confrontée à des valeurs acquises qui sont différentes de ces nécessités naturelles. Aristote ne tranche pas entre l'inné et l'acquis, car si l’amitié est une certaine vertu - c’est-à-dire une chose noble, une fin en soi, un bien (καλόν) entre gens vertueux (ou n'allant pas sans vertu), cette dernière demeure très relative. Peut-être parce qu'une amitié seulement vertueuse exigerait trop de l'homme, et surtout parce que l'excellente vertu du sage, par exemple, n’est pas une science puisqu'elle est à la fois fondée par des habitudes et par l’action de la raison. La vertu n'est donc qu'une disposition toute relative à bien agir, même si l'amitié doit tout de même être soumise à la Vérité.

   En tout cas, si «l’amitié est une vertu », la sagesse et l’amour de la vérité sont d’autres activités que le philosophe n’hésite pas à préférer ;  d’où sa rupture avec Platon : « Si amitié et vérité nous sont également chères, c’est à la vérité qu’il convient de donner la préférence » (Éthique à Nicomaque, 1096 a 15). Pour cette raison, Aristote nuance en ajoutant : « Tout au moins, l’amitié s’accompagne de vertu». La source de toute vertu résiderait alors plus dans la volonté intelligente de l’homme que dans l'action lointaine d'une divine et cosmique nécessité naturelle. Cela signifie que pour le penseur de l'éthique du juste milieu (μεσότης), d'une éthique qui inspire la prudence à l’homme, le concept de hiérarchie est essentiel ; la prudence se situe en effet au-dessus de la couardise et de la témérité, de ces deux excès contradictoires. Aimer la vertu signifie alors seulement la préférer à tout plaisir et à tout attachement utile (intéressé). Dès lors, Aristote, expliquant l’inférieur à partir du supérieur, hiérarchise la Nature qui lui sert de référence à partir de l’acte divin du suprême désirable qui agit jusqu’au cœur de la vie animale ; sachant que ce suprême désirable, situé à la limite extrême du Tout, ne désire rien.

   Il y a ainsi différents niveaux dans l'amitié qui s'entrelacent. Examinons cette dispersion hiérarchisée. Au plus bas, les mouvements des êtres inanimés sont dirigés par leur poids vers leurs lieux naturels. Ensuite, les plantes accomplissent leurs cycles nécessaires. Puis les animaux, capables de prudence, s’adaptent à court terme au concret qui leur est utile ; ces derniers étant mus par des désirs, donc capables de tendresse et d’affection, bien qu'il n'y ait pas de réciprocité entre les animaux d’une même espèce. L’affection est ainsi un sentiment naturel et nécessaire aussi bien pour les hommes que pour les animaux : nous louons ceux qui sont bons pour les autres – le père pour sa progéniture et la progéniture pour le père, comme chez les oiseaux et pour la plupart des animaux entre les individus d’une même race. Aristote s'appuie en fait sur de multiples exemples pour distinguer dans l'amitié soit des ressemblances (le doux avec le doux selon Empédocle), soit des tensions entre des semblables selon Hésiode (« Le potier en veut au potier »), soit des affinités à partir des contraires selon Euripide: «La terre desséchée est éprise de pluie.» De multiples questions surgissent alors :  l’amitié est-elle commune à tous les hommes, est-il possible que des  méchants soient amis avec d'autres méchants, y a-t-il une seule espèce d’amitié qui admettrait le plus et le moins, ou plusieurs différences de degrés ? Aristote répond, dans la Politique (I, 13,1259 b 36), qu’à l’intérieur d’un genre, les variations de degrés sont insuffisantes pour créer une différence spécifique. Mais, concernant l’amitié qui n’est pas un genre (comme pour l’âme humaine ou pour les diverses couleurs constitutives de l’unité couleur), il affirme que le plus peut constituer une espèce et le moins une autre : il y aura donc (selon les degrés) trois espèces hiérarchisées d’amitié : soit fondée sur le bon, soit sur l’agréable, soit sur l’utile. Mais quel rapport y a-t-il alors entre ces trois espèces d’aimitié ? Est-ce le bien réel ou le bien apparent pour soi-même qui est visé ? En réalité, seul l’homme de bien associe les deux pendant que l’homme de l'agréable ou de l'utile préfère le bien apparent : « l’aimable est l’aimable apparent.» Cela signifie que chaque homme souhaite à son ami le bien qui lui correspond : vertueux, utile ou plaisant. Mais le bon diffère puisque selon les espèces d'amitié puisque l’utilité n’est pas durable, qu' elle varie suivant les époques, et que ceux qui s’aiment pour ce qu’ils trouvent d’agréable, comme les jeunes gens, vivent uniquement sous l’empire de la passion, dans le seul plaisir du moment ; l’émotion amoureuse ayant pour source le plaisir, « mais en avançant en âge, les choses qui leur plaisent ne demeurent pas les mêmes. » 

   La plus grande extension de l’amitié règne ainsi dans le monde naturel (grâce à l'action du suprême désirable), mais, du point de vue de l'éthique qui concerne les humains, l'entrelacement des vertus avec les intérêts et les plaisirs conduit chaque forme d'altruisme à se confondre avec l’égoïsme (Jean Brun utilise l’expression ego-altruiste), car il semble que, pour Aristote, l’antithèse entre l’égoïsme et l’altruisme ne soit pas fondée : « L’égoïsme de l’homme bon a exactement les mêmes caractères que l’altruisme» (W.D.Ross). Dans ces conditions, l’homme vertueux doit-il ignorer ses intérêts communs avec autrui ? La réponse d'Aristote est clairement discriminatoire : « La parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu». Ils sont donc bons pour eux-mêmes (essentiellement). Et chacun se comporte envers l’autre en raison de sa propre nature. L’amitié persiste aussi longtemps qu’ils sont bons, car la vertu est une disposition stable. Néanmoins, ils sont bons à la fois absolument et relativement puisqu'ils sont aussi utiles et agréables l’un pour l’autre,  puisque leurs actions expriment leur caractère propre, et puisqu’ils sont de même nature. Cette amitié est stable, car « ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument ». Cependant  cette amitié est rare puisque les hommes qui en sont capables sont peu nombreux (Aristote ne dit pas pourquoi) ; mais c’est peut-être parce qu’il faut du temps et des habitudes communes pour se connaître, consommer ensemble, se montrer digne. La prompte volonté de l’amitié ne suffit donc pas.

   Pour le dire autrement, durable, efficace dans la bienveillance et dans le partage des avantages, l’amitié des hommes de bien (vertueux) est également et secondairement  agréable et utile. En revanche, les deux formes inférieures de l’amitié réciproque n’atteignent leur maximum de durée qu’en partageant les mêmes avantages et plaisirs, c’est-à-dire en tenant compte de l’esprit, de la vue, des petits soins reçus… Ensuite, l’amour peut prendre le relais en rendant cher le caractère de l’autre, parce qu'il est semblable au sien. Mais, en ce qui concerne l’amitié utile, elle disparaît avec la fin du profit qui rapproche les méchants. Et ces formes inférieures de l’amitié recouvrent toutes sortes d’hommes, des vicieux ensemble, un vicieux et un homme de bien, un homme ni bon ni mauvais avec n’importe quel autre (bon, mauvais, ou ni bon ni mauvais.) Aristote refuse en fait de rassembler ces deux formes inférieures de l’amitié dans le concept de ressemblance. Car le lien plaisir-profit (intérêt-tendresse) est peu fréquent, voire accidentel, bien qu’on le trouve entre les gens vertueux. En tout cas, ceux qui sont amis par plaisir ou par intérêt sont semblables et pervers. Ils sont amis par accident. Seuls les hommes vertueux sont amis au sens propre et, comme pour la vertu, ils le sont par disposition (même endormis ou séparés peu longtemps) ou par activité (partageant la même existence.)  Il faut d'ailleurs avoir l’habitude d’être plaisant, agréable. Chez les personnes moroses ou âgées (à l’inverse des jeunes gens éprouvant des sentiments de joie), l’amitié est moins fréquente, car ces personnes se plaisent médiocrement aux fréquentations et ressentent plutôt de la bienveillance, notamment en voulant se secourir. La vie en commun développe alors l’aide et supprime la solitude, à condition qu’il y ait agrément et communauté de goût. 

   Pour les gens vertueux, ce qui est bon ou plaisant l’est pour un autre homme vertueux en fonction de deux raisons : l'homme vertueux dépasse l’émotion de l’attachement (qui pourrait également concerner des êtres inanimés) par une disposition qui crée le choix délibéré de la réciprocité. Dans l’amitié vertueuse, le sentiment ne relève pas d’une émotion, mais d’une disposition à aimer ce qui est bon pour les deux, chacun devenant un bien pour l’autre, rendant exactement à l’autre ce qu’il en reçoit, en souhait et en plaisir. Pour cela, l’amitié est (devient) une égalité (proposition sans doute pythagoricienne). Dans l’amitié parfaite (comme dans l’amour), néanmoins, on ne peut pas être ami avec plusieurs personnes. Car il y aurait un état maximum difficile à acquérir qui ne peut pas être dépassé (voir Métaphysique, Δ 16,1021 b 15) ni dans l’expérience ni dans l’intimité. Pour les deux autres formes d’amitié, il est possible de plaire rapidement à beaucoup de personnes. Pour cela, l’amitié qui repose sur le plaisir ressemble davantage à la véritable amitié si les mêmes satisfactions, les mêmes joies et les mêmes choses sont partagées. C’est le cas entre les jeunes gens toujours plus généreux ; l’amitié seulement utile étant celle des âmes mercantiles.

   Quoi qu'il en soit, à un niveau inférieur, les différences entre les hommes sont effacées par le caractère dynamique et changeant de chacun, et cet effacement rend l’altruisme égoïste. Puis, à un niveau supérieur, l’amitié est produite par une disposition volontaire et intelligente, bien que sa condition inférieure, vitale, intéressée ou plaisante, soit encore présente, certes dévalorisée. L’amitié purement vertueuse est donc, en quelque sorte la cime de l'amitié. Et, à ce niveau seul, l’amour de soi peut devenir l’équivalent de l’amour de l’autre, à condition que l’autre soit comme soi-même, un autre soi-même (en vertu) séparé de soi, donc surtout un homme de bien. Car, s'il faut ici une «égalité entre amis » (1157 b36), chaque inégalité devra être compensée par de nouvelles proportions susceptibles de créer un bref équilibre, certes très relatif puisque cette amitié demeure un peu intéressée et déséquilibrée. Quoi qu'il en soit, l'amitié triomphe  si « elle consiste plutôt à aimer qu’à être aimé» (VIII, 9, 1159 a27). Chaque différence, en effet,  a peu de valeurs pour l’homme de bien s’il veut surtout et d’abord s’immortaliser en tant qu’animal divin toujours bon pour lui-même. L'exigence d'une hiérarchie est alors justifiée à partir d'une disproportion entre les sentiments humains : « Il faut que le meilleur soit aimé plus qu’il n’aime» (1158 b 23).

   En conséquence, le but suprême, pour Aristote, n’est pas seulement d’aimer, de vouloir le bien de l’autre ou celui d’être aimé. Car il importe surtout et d'abord de viser la sagesse, l’autarcie (1117 b1), la séparation, comme celle du divin avec les hommes. Dès lors, si pour Aristote la morale s’achève par les chapitres sur l’amitié, c'est à la fois une conséquence et un couronnement. Une totale réciprocité des sentiments étant illusoire, le stagirite propose donc la perspective la plus noble possible, celle qui consiste à atteindre le bonheur par-delà celui, moins durable, qu’apportent les amitiés utiles ou plaisantes. La forme supérieure de l’amitié requiert ainsi la vertu, sans s’y limiter pour autant. Elle naît de la vertu nécessaire à la pratique constante du bien pour soi d’abord, pour autrui ensuite. Et cette bienveillante amitié se veut aussi mutuelle, car elle peut l’être en partie en fonction de la présence constante, active et volontaire de l’autre, puisque l’acte vertueux socialise et dépasse toutes les singularités en les épanouissant et en réalisant ainsi une partie non négligeable de la félicité humaine. En définitive, l'éthique d'Aristote équilibre bien les jugements de réalité avec ceux de valeur… Cohérente, elle refuse la bêtise. Mais ce chemin très raisonnable vers l'amitié manque peut-être un peu de cœur.

 

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