Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
claude stéphane perrin

Les mouvements de la pensée vers l'infini.

3 Février 2017 , Rédigé par claude stéphane perrin Publié dans #philosophie

Détail d'un tableau  d'Odilon Redon  (Jour, 1910-11)  reproduit page 194 du livre de Philippe Jullian intitulé Les Symbolistes (Éditions Ides et Calendes, Neuchâtel), 1973. Détrempe, 200 x 650 cm. Abbaye de Fontfroide, Narbonne.

Détail d'un tableau d'Odilon Redon (Jour, 1910-11) reproduit page 194 du livre de Philippe Jullian intitulé Les Symbolistes (Éditions Ides et Calendes, Neuchâtel), 1973. Détrempe, 200 x 650 cm. Abbaye de Fontfroide, Narbonne.

 

 

   Au-delà du face à face dogmatique et parfois narcissique de la raison moderne avec elle-même, chaque fragment pensé peut être mis en doute isolément, mais il est impossible de douter que tous ces fragments constituent de multiples constellations ouvertes sur ce qui les dépasse. Aussi, lorsqu'une imagination maîtrisée remplit les vides de l'ignorance, elle permet à la pensée de sauter en dehors d'elle-même, soit du possible vers l'impossible comme dans la pensée postmoderne, soit du fini vers l'infini comme dans la pensée transcendantale. Pourquoi ces divers sauts ? Sans doute d'abord pour fuir la néantisation des sensations ainsi que la certitude d'une mort inéluctable. Du reste, ces sauts sauvent quelque chose, précisément la possibilité de toujours créer de nouvelles relations plus ou moins rationnelles…Un exemple de salut par le saut dans l'infini a été donné par Pascal lors de son pari pour l'infini, pour Dieu précisément. En fait, du point de vue de la raison, c'est-à-dire des lumières naturelles, Pascal ne s'adresse pas seulement aux libertins, car il instaure aussi un dialogue de la raison avec elle-même, cette dernière distinguant le rationnel et le raisonnable. Car ce pari, ce saut dans l'inconnu, n'est fondé que parce qu'il est raisonnable de risquer une vie terrestre pour gagner une éternité de vie et de bonheur, et même si subsiste une distance infinie entre la certitude d'une mise limitée et l'incertitude d'un gain infini. Certes, un philosophe sceptique se moquerait de ce pari hasardeux et illusoirement avantageux en supposant que ce saut de la pensée vers un inconnu sécurisant ne tient pas compte de la puissance de l'imprévisible, voire du gouffre qui absorbe toutes les existences dans la mort. En tout cas, dans son rapport spontané avec l'idée intuitive, infigurable et positive de l'infini, la pensée saute hors d'elle-même lorsqu'elle ne prétend pas expliquer l'infini, car une lente explication, pas à pas, dépli après dépli, ajouterait indéfiniment du fini à du fini sans se rapporter à l'infini. Cependant, accomplissant la volatile spontanéité de l'esprit qui, selon Novalis,"n'apparaît jamais que sous une forme aérienne inconnue", [1] la pensée peut aussi s'envoler en un acte vif et plein vers l'infini sans chercher à comprendre ce qu'elle est ni ce qu'elle vise (aucun objet n'étant imaginé dans son ouverture). À partir de cette pointe de la pensée, à partir de cette intuition intellectuelle très dynamique, Wittgenstein s'interrogeait aussi : "D'où vient ce saut du fini à l'infini ? (…) La pensée peut pour ainsi dire voler, elle n'a pas à aller pas à pas." [2] En tout cas, lorsqu'elle vole vers l'infini, comme l'âme immortelle chez Platon, la pensée se meut par elle-même et du dedans [3] en étant son propre principe inengendré, ce qui est du reste la preuve de son immortalité ; et chacune de ses intuitions intellectuelles, même sous une forme aphoristique, possède la même puissance totalisante que celle de la Nature infinie qui l'inspire.

   Dans l'envol de la pensée vers l'infini, il n'y a plus de pôles opposés, de contradictions, de distinctions entre le haut et le bas, l'avant et l'arrière, la droite et la gauche. Purifiée, délestée de ses plus fortes pesanteurs sensibles, accomplissant son principe de plénitude, nourrie par la "coincidentia oppositorum" selon Nicolas de Cues, la pensée qui se rapporte à l'infini relie immédiatement chaque pensée du vide au sentiment d'une réussite totale, c'est-à-dire au sentiment d'une plénitude sans doute réalisée par l'acte pur de penser librement au cœur d'un ensemble infini où chaque parcelle du fini est égale au tout qui la rassemble en l'exprimant complètement. En conséquence, ainsi que le pense M. Conche, "la liberté créatrice de l'homme prolonge la créativité de la Nature." [4] Comment ? D'une manière synthétique lorsque les contraires n'apparaissent plus d'abord comme des contraires, [5] ensuite, comme pour Wittgenstein, lorsque cet envol crée "un état synoptique complet et clair". [6] Dans ces conditions, l'envol mystérieux de la pensée vers l'infini exprime vraiment une inestimable joie d'exister dans l'inaccessible et dans l'inconnaissable, sans doute à partir de la même intensité infinie et créative de Giordano Bruno lorsqu'il avait découvert que "toute chose finie au regard de l'infini est néant." [7] L'envol instantané de la pensée vers l'infini accomplit en fait la puissance infiniment créatrice et divine de la Nature, car, comme l'affirme M. Conche, la pensée est alors en contact avec "la Source originelle d'où naissent toutes choses par une création continuée, inlassable, où l'avenir n'est pas déjà in­clus dans le passé, mais où tout est toujours nouveau par quelque côté. La Nature crée en poète : elle est le Poète universel."[8] À aucun moment, l'Infinité de la Nature ne se réduit donc aux formes qu'elle crée à partir d'un point vécu dynami­quement comme perpétuellement créatif. L'infini est présent dans l'intuition originelle de chaque instant pleinement vécu qui, pour Montaigne, surgit comme un éclair.[9] Car ces instants appartiennent à la création éternelle de la Nature qui ne se devance pas elle-même puisqu'elle fait différemment surgir toutes les choses en ces instants brefs, totalement actifs, donc infinis.

   L'envol de la pensée vers un infini infigurable, comme dans la réalité sans couleur, sans forme et intangible de l'extérieur du Ciel chez Platon, [10] s'effectue en fait à une vitesse peut-être infinie, si, comme l'ont souligné Deleuze et Guattari, "ce que la pensée revendique en droit, ce qu'elle sélectionne, c'est le mouvement infini ou le mouvement de l'infini (…) qui constitue l'image de la pensée." [11] Cependant, sachant qu'il n'y a pas d'image possible de l'infini, l'image de la pensée ne saurait figurer que le mouvement visible d'un infini invisible. Et ce mouvement de l'infini se manifesterait dans des allers et retours, des retours sur soi, donc dans l'image d'une réversibilité immédiate ou dans celle d'éclairs perpétuels dont la vitesse se distinguerait des mouvements de retrait, de chute ou d'oubli de la pensée empirique. Car, dans leurs manières d'être obscurs et sensibles, les images finies de la pensée empirique préfèrent s'enraciner dans l'épreuve matérielle d'un plan d'immanence pré-philosophique à deux faces qui demeure impensable, à la fois comme Pensée et comme Nature.

 

[1] Novalis, (Blüthenstaub : Pollens – poussières de fleurs), Œuvres complètes, I, Gallimard, 1975, p.362.

[2] Wittgenstein, Fiches n° 273, Idées Gallimard 1970, p.77.

[3] Platon, Phèdre, 245c et 246 e.

[4] Conche (Marcel), Métaphysique, op.cit., p.116.

[5] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 64 : "Détruire le principe de contradiction, telle est peut-être la plus haute tâche de la logique supérieure."

[6] Wittgenstein, Fiches n° 273, Idées Gallimard 1970, p.77.

[7] Bruno (Giordano), De l'Infinito, op.cit., premier dialogue, p.67.

[8] Conche (Marcel), Métaphysique, op.cit., p. 54.

[9] Montaigne, Les Essais, II, XII, p. 526, Villey, PUF, Quad­rige.

[10] Platon, Phèdre, 247 d.

[11] Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? op.cit., p.40.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article